Gauche : le sursaut ou le déclin




Tribune signée par Martine Aubry, Pierre Moscovici et Jean-Pierre Sueur, parue dans le quotidien Le Monde daté du 1er octobre 1994



Martine
Aubry


Pierre
Moscovici


Jean-Pierre
Sueur




Il est des moments dans la vie politique dont on ne perçoit l'importance réelle que longtemps après. Tel pourrait être le cas des semaines charnières que nous sommes en train de vivre. La droite a planté le décor : pour la politique, un premier ministre qui communique davantage qu'il ne gouverne et un budget qui oscille entre non-choix et mauvais choix ; pour la stratégie, des affrontements dont on ne connaît pas encore le résultat, mais dont on pressent déjà la violence.

La gauche, quant à elle, se trouve à l'heure de vérité. Les 24 et 25 septembre, les assises de la transformation sociale ont montré qu'elle avait des idées et esquissé des perspectives politiques nouvelles. Les 1er et 2 octobre, le Parti socialiste réunira un conseil national décisif. Nous abordons ce rendez-vous avec une conviction : la gauche peut encore gagner, à condition de faire preuve d'audace dans l'élaboration de ses idées et de maîtrise dans ses débats internes, mais en sachant aussi que tout faux pas risquerait de la faire trébucher pour de bien longues années, alors que nous connaîtrons, en 1995, deux élections majeures : l'élection présidentielle et les élections municipales, et peut-être même trois en cas d'élections législatives anticipées.

La lutte contre le chômage et toutes les exclusions sera au cœur de la campagne présidentielle - ce n'est pas un hasard si les parlementaires RPR l'ont choisie pour prétexte de leurs journées de Colmar.

Mais il ne suffit pas d'un slogan de Raymond Barre - d'autant que la dénonciation de " l'excès de sensiblerie sociale " est particulièrement malvenue -, de deux propositions d'Edouard Balladur injustes et inefficaces, ni de trois articles bien classiques de Valéry Giscard d'Estaing. Non, il faut prendre conscience de l'ampleur des changements qu'une telle priorité impose si l'on a véritablement la volonté d'en faire une exigence nationale !

Deux orientations dépendent, pour partie, de l'action de l'Etat. D'une part, la croissance. Au niveau européen, il est urgent de relancer une initiative de croissance de grande ampleur, que le gouvernement d'Edouard Balladur a rejetée. Au niveau national, il est urgent de favoriser la consommation, que ce gouvernement a comprimée. D'autre part, nous ne pouvons accepter l'idée selon laquelle il n'y aura plus suffisamment d'emplois, alors que tant de besoins ne sont pas satisfaits, notamment dans les services.

Des besoins réels, qu'il s'agisse des services aux familles (garde des personnes âgées, soutien scolaire), de la préservation de l'environnement, de la qualité de la vie, de présence pour la sécurité, de valorisation du patrimoine, mais des besoins insatisfaits parce que, dans la seule logique du marché, ils ne sont pas complètement rentables et parce que l'on remplace trop vite les hommes par des machines. C'est à l'Etat de permettre à ces emplois de devenir demain solvables.

Au-delà, afficher la priorité de la lutte contre le chômage et des exclusions suppose d'en tirer les conséquences. Quelles dépenses doit-on privilégier ? Bien sûr, celles qui favorisent l'insertion professionnelle et sociale des chômeurs ; celles qui participent au développement d'emplois ; celles qui encouragent activement l'emploi plutôt que passivement l'indemnisation du chômage ; mais il faut aller plus loin : permettre l'accès des plus fragiles au système de santé et la couverture de tous les risques, en particulier ceux liés à la dépendance des personnes âgées ; fournir un effort très important pour le logement social, voire reconstruire certains quartiers ; poursuivre la rénovation de notre système éducatif, et notamment le soutien aux jeunes qui demeurent chaque année en situation d'échec scolaire. Allons plus loin encore : puisque la nécessaire baisse des taux d'intérêt suppose de contenir la dette publique, alors le financement de ces priorités implique d'être impitoyables devant les gaspillages.

Allons maintenant jusqu'au bout : la gauche ne peut se contenter de gérer. Elle doit engager des réformes de fond pour construire une autre société, où chacun ait sa place, où chacun vive mieux. Il y a d'abord une grande réforme fiscale à engager. Non pas, comme la droite le dit, sans d'ailleurs le faire, pour baisser les prélèvements obligatoires, mais pour inciter à de nouveaux comportements en faveur de l'emploi et engager une politique de redistribution.

Cela suppose des objectifs clairs : rééquilibrer l'imposition du capital par rapport à celle du travail ; réduire les charges qui pèsent sur les plus bas salaires, sans diminuer les charges globales qui pèsent sur les entreprises ; accroître la solidarité entre les collectivités des plus riches et des plus pauvres, condition aussi pour un aménagement du territoire efficace.

Cela suppose de toucher à l'ensemble de notre fiscalité : la fiscalité du patrimoine, principale source de reproduction des inégalités ; la fiscalité locale, avec notamment la réforme de la taxe professionnelle et l'aboutissement de la taxe départementale sur les revenus ; la protection sociale, en poursuivant le transfert des cotisations, proportionnelles et assises sur les seuls salaires, vers la contribution sociale généralisée, légèrement progressive et assise sur tous les revenus, et notamment ceux du capital. Il y a, ensuite, un projet global sur le temps. Le projet d'une civilisation du temps libéré constitue, notamment pour les femmes qui subissent trop souvent une double journée de travail, l'un des plus importants enjeux par les réflexions qu'il doit susciter : sur la politique de transports, sur la politique culturelle, sur la politique de l'environnement, sur la politique du temps libre et, bien sûr, sur la réduction et la réorganisation du temps de travail. Rien de cela ne se fait tout seul. Tout ne dépend pas du seul volontarisme de l'Etat. C'est pourquoi il faut créer un rapport de forces, politique et social, et mobiliser tous les acteurs concernés : salariés, entreprises, syndicats, associations, exclus, et chômeurs...

On connaît, désormais, le thème de la prochaine élection présidentielle : ce sera le social. On connaîtra bientôt les protagonistes. Reste à connaître l'état des forces qui participeront au combat : telle est la responsabilité des partis politiques. A droite, il n'y a guère de surprises. Les candidatures se multiplient : Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers s'engagent d'autant plus rapidement qu'ils se situent aux marges ; Raymond Barre et Valéry Giscard d'Estaing se positionnent d'autant plus sur le fond qu'ils ne parviennent pas à s'intégrer au jeu ; Philippe Séguin et Alain Juppé souhaitent participer, en attendant mieux ; Charles Pasqua arbitre, en espérant davantage. Quant à Jacques Chirac et à Edouard Balladur, ils nous servent une espèce de mise en bouche à la fois pâteuse et trop épicée, qui laisse mal augurer de la suite. M. Chirac affirme que le RPR ne sera plus gaulliste avec M. Balladur ; et celui-ci affirme que le RPR ne sera jamais victorieux avec celui-là ! Quant aux idées et aux projets, comme toujours lorsque les affrontements ne portent que sur les hommes, ils sont désespérement absents.

Se remettre en question

La gauche doit très précisément faire l'inverse. Elle est émiettée ; elle hésite entre le repli sur les identités traditionnelles et le défrichements de terres nouvelles. Les assises de la transformation sociale ont dessiné un cadre. Il est nécessaire d'aller plus loin : éviter de se perdre dans des débats doctrinaux sans issue, faire le bilan des convergences apparues au fil des discussions, aborder concrètement les grands problèmes de demain, telles sont quelques-unes des exigences de la période. Le calendrier électoral est une contrainte pour chacun, mais il peut être une chance pour tous s'il permet de dessiner, en perspective, les contours d'un grand parti de toute la gauche, ouvert et pluraliste.

Quant aux socialistes, c'est dans quarante-huit jours que se tiendra leur congrès, mais c'est dans quarante-huit heures que se dessinera la physionomie de ce congrès. Beaucoup d'électeurs nous ont quittés. Beaucoup de militants sont découragés, d'abord, par le spectacle de division que nous offrons. Il n'est que temps de mettre fin à un mode de fonctionnement qui privilégie trop la cooptation et à des courants formés sur les enjeux d'hier, qui ont confisqué la réalité du pouvoir. Au-delà du positionnement politique, bien sûr essentiel, le PS doit adresser un message de rénovation, de rassemblement et d'éthique politique collective. Et, pour cela, symboliquement, réduire l'influence de ces courants, qui ont servi d'instruments à des batailles internes que nous ne voulons plus.

Le PS doit avoir le courage de se remettre en question, tout en gardant la diversité qui a toujours fait sa richesse et en retrouvant le sens de la fraternité qui lui a trop souvent manqué. Les conflits de pouvoir et de personnes, les fausses querelles, les procès d'intention doivent être proscrits. Le premier secrétaire du Parti socialiste, Henri Emmanuelli, a raison de vouloir une ligne politique claire. Elle doit se bâtir, avant tout, sur le dynamisme intellectuel et social qui a jadis permis nos succès et s'appuyer sur une mobilisation de tous ceux qui partagent nos valeurs et qui se battent sur le terrain.

Dans moins de huit mois, les Français devront choisir entre une société solidaire et une société concurrentielle. Les socialistes peuvent vraiment avoir l'espoir de l'emporter. A condition, déjà, de savoir se rassembler, dans le respect de chacun, sans exclusive ni exclusion, autour d'un projet de gauche, responsable, courageux et audacieux. C'est l'appel que nous lançons.
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